euro meltdown – caroline Lamarche
La dernière monnaie
Euro meltdown
Das ist es ja, was man begehrt:
Der Rost macht erst die Münze wert.
Goethe, Faust 2e livre
Stephen Sack a-t-il un profil de médaille ? À bien le considérer, il a l’air un peu trop facétieux pour tenir la pose. La fantasmagorie qui nimbe ses oeuvres, les précautions d’alchimiste dont il entoure leur apparition, la logique de rêve qui préside à sa quête, brouillent encore davantage le tableau. Son antre est un cabinet de curiosités, un repaire d’instruments d’optique, de grimoires, de techniques exhumées, rafraîchies, une fabrique d’antiquités. En faussaire ingénu et sincère, il opère, par son travail, un changement des valeurs. Le visiteur en ressort ébranlé, les experts y perdent leur latin, les curateurs leurs repères.
S’il fut un collectionneur précoce, dès l’âge de huit ans, de pennies puis de pièce de valeur, c’est après une licence en Economie, en 1977, que Stephen Sack prend conscience de leur potentiel esthétique et spirituel. Une quête obsessionnelle s’ensuit, qui le pousse à écumer les lieux les plus courus comme les plus improbables. Ses achats de pièces déclassées, le caractère compulsif de cette quête, le font passer pour un original. Une étape décisive est franchie lors d’un songe nocturne, en 1983, où il se voit présentant ses œuvres à un jury d’école d’art. À côté de ses productions officielles, il découvre, surpris, une pile de photos représentant des pièces de monnaie. « Est-ce moi qui ait fait cela ? » s’étonne-t-il, en rêve.
L’étonnement demeure. Car si son parcours offre, en termes de motifs, un bel éclectisme, couvrant des domaines aussi variés que les cartes stéréoscopiques vues comme paysages, les envers de gravures d’Histoire naturelle, les allumettes consumées, les moules de sculptures perdues, les fientes d’oiseaux, les épitaphes illisibles, les gargouilles vues au microscope ou les lanternes magiques…, la médaille y ressurgit régulièrement. Et ce depuis 1985 où il obtint le prix de la Jeune Peinture belge grâce à son travail sur les monnaies anciennes et les médaillons funéraires. Médaillons dont il avait choisi les plus altérés, l’effacement révélant, selon lui, l’âme des morts. Comme si le passage du temps agissait à la manière d’un bain photographique.
Le temps, la mémoire, la trace et la capacité d’un objet de muer à travers le temps forment la colonne vertébrale de son oeuvre. Partant de la croyance en une mémoire commune à toute l’humanité, désireux, aussi bien, d’en appeler dans ses créations à ce fond archaïque, Stephen Sack a donné un nom aux travaux développés depuis trois décennies dans diverses directions. La mémoire chromosomique est ce lieu qu’il interroge et réveille en nous, au sein duquel il nous fait voyager. Son travail fait appel au corps et à l’instinct du spectateur, l’ébranle, provoque ce vertige de l’esprit qui modifie notre conscience du passé et du futur, saisis dans un seul flux, illuminés par l’instant : le présent de l’œuvre, qui nous replace avec justesse dans la chaîne du vivant. C’est à la lueur de ces traces modestes que s’offre à nous la chance de réévaluer sans relâche, dans une approche aussi poétique que lucide, notre propre évolution
En 1999, une exposition au British Museum, accompagnée du catalogue The Metal Mirror, confirme sa passion pour les pièces anciennes. Des pièces choisies au domicile des collectionneurs, dans des musées – en particulier dans les « chambres de rebuts », ces réserves d’objets que l’on n’expose ni ne jette -, ou dans certaines ventes spécialisées. De la masse des pièces de bronze qui ont sa préférence – monnaie du peuple, des gens qui ne touchent jamais l’or et l’argent -, Stephen Sack extrait celles qui feront oeuvre. Ses critères ne sont pas scientifiques mais analogiques : il s’agit bien de la rencontre entre l’image vue – une certaine pièce choisie au détriment des autres – et l’image mentale que l’on porte en soi à cet instant précis. Pièces-miroir. Chemin de connaissance. Quête alchimique que ne démentirait pas un C.G. Jung, et qui déroute les conservateurs, les numismates ou les responsables de collections, aveuglés par une logique de classement académique et par leur goût pour les spécimens aussi « parfaits » que possible. Autodidacte, Stephen Sack les double et les surprend. De ces très menues monnaies, de leur usure fantastique, il extrait des formes insoupçonnables, hiératiques ou gracieuses. Rendues à l’abstraction, si l’on veut. Ou plutôt à l’émancipation de leurs formes. De la rencontre entre notre propre monde intérieur et les paysages libérés par l’objectif de l’artiste naît une contemplation qui, avec ses images réversibles, interprétables à l’infini, adopte la logique du songe. Ou celle du cosmos, dans un flamboiement de couleurs minérales ou stellaires.
En 2002, Villeroy et Boch édite six assiettes au départ de ses photos de médailles. Plus tard il y a les Ghost face coins, de bronze ovale et bleuté, de la taille d’un ongle, plus proche des cauris des sociétés traditionnelles que de nos pièces régulières et qui, agrandies, rayonnent comme autant de masques. Puis, sous le titre Embracing Emptiness, une série sur les monnaies chinoises anciennes, percées d’un vide de forme carrée. Le cercle représente le Ciel, le carré la Terre, et « embrasser le vide » est garant d’harmonie universelle. Ces pièces, associées par les Chinois à leurs moindres croyances, avaient valeur d’amulettes, de porte- bonheur. La monnaie coule, disaient-ils, comme le sang dans les veines (du moins cette monnaie de bronze léger, rapidement corrodée, qui inondait l’Empire). L’image de la circulation du sang évoque son pouvoir d’échange, de transmission, son passage de main en main, son peu de poids, son abondance. Face aux monnaies de Stephen Sack, cette plasticité dynamique nous est rendue, ici mentale, spirituelle, courant le long des frontières mouvantes de notre conscience. L’image en devient masque, totem, surgie de la mémoire archaïque de chacun. Voyage intérieur né d’un objet pauvre, que l’artiste sonde inlassablement pour en traquer les vérités cachées et les assembler comme les pièces d’un puzzle, chaque photo, chaque série s’emboîtant pour tenter de cerner l’Ame du monde. À ce titre, l’expression médium d’échange qu’il propose reflète bien ce que la monnaie a d’à la fois médiatrice (entre les siècles, les êtres) et de médiumnique dans les apparitions qui s’y donnent, la totalité qu’elles désignent. « Tout est vivant: rochers, pierres et minéraux appartiennent au grand cycle de la vie. Les monnaies font ici retour à la terre. Ensemble et en silence, elles évoluent dans un espace poétique – vision faisant entrevoir un éclair de la divinité de la Nature », écrit- il.
En 2013, lorsque son éditeur propose de rééditer The Metal Mirror, Stephen Sack répond en suggérant la publication d’un nouveau livre, qui reprendrait tous ses travaux sur les monnaies. Ce livre rêvé a pour titre The book of lost coins, autrement dit le livre des pièces perdues, celles que l’on serrait dans son poing, qui passaient de main en main, s’échappaient parfois des poches, sacs, ceintures, que l’on enterrait en temps de guerre, jetait en porte-bonheur dans les puits, plaçait en viatique dans les tombes … et qui se perdent toujours, en quantité, aujourd’hui.
De nos jours, cependant, le voyage temporel de la monnaie se rétrécit. Son vieillissement subit une accélération foudroyante. Il n’est que de considérer l’Euro, monnaie qui a moins de quinze ans : ces pièces englouties par les aspirateurs de rue ou de maison, coincées dans les machines à laver, perdues dans nos poubelles parmi les restes de notre civilisation déclinante, victimes de notre hâte et de l’obsolescence qui nous mine. Comme si la monnaie métallique inventée par les anciens Grecs, et qui a traversé les siècles, les continents et les vêtements des voyageurs, devait dans son dernier état, avant de disparaître avec la fin annoncée d’un capitalisme mortifère, souffrir d’une apocalypse de maux. Autrefois, tombées des poches, ceintures ou bourses, les pièces se perdaient dans la terre, dans l’eau, voyageaient de strate en strate, se déposant là où les archéologues, un jour, les trouveraient, émus, avant de les épousseter, de les placer sous verre, vitrine ou lampe. Leur apparence offrait des signes d’usure, certes, des effacements troublants, mais rien de comparable, malgré le passage des siècles, avec la dégradation accélérée de notre euro juvénile. Les pièces d’aujourd’hui, semées ici et là au hasard de la course panique à la consommation, échouées dans les décharges parmi d’autres rebuts, sont triées par une gestion des déchets aussi efficace qu’impitoyable et finissent dans un incinérateur. Les ferrailleurs de passage guettent la manne métallique, s’en emparent, l’apportent aux banques qui en récupèrent l’utilisable et leur rendent le reste. Ces pièces déformées, pliées, aplaties, méconnaissables, brefs impropres au commerce, paraissent antiques en moins d’une décennie. Une future archéologie, dit Stephen Sack qui, refusant l’achat du métal au poids, privilégie le tri, le choix des pièces une à une. Jusqu’à ce qu’un ferrailleur, de guerre lasse, l’accompagne à son domicile pour lui livrer sa marchandise et là, prenant conscience de la métaphysique de sa quête, s’exclame, ébloui, « Je ne les avais jamais regardées, ces pièces ! » et devienne, pour la suite, son fournisseur attitré.
Regarder vraiment. Regarder tout simplement. C’est l’expérience troublante que le visiteur de l’atelier de Stephen Sack fait en sortant de chez lui. Soudain le rideau jauni à la fenêtre de la maison d’en face lui fait signe, une brindille lui tire l’œil, un débris sur le trottoir devient un œuvre d’art. D’avoir fréquenté ces monnaies qui ne valent rien, que plus personne ne détaille, rétrécies, menues, honteuses d’être encore là, d’avoir été témoin, grâce au « medium » Stephen Sack, de leur métamorphose, on prend soudain conscience de leur richesse, bien loin de la confusion des valeurs qui appauvrit l’art contemporain. Au microscope ou à la loupe, ces pièces révèlent leur reliefs heurtés, leurs motifs de vagues, un profil de Marianne, une harpe irlandaise, la chouette des Grecs, les étoiles de l’Europe. Le rêve s’alliant aux techniques, une lumière scientifique – celle dont l’on se sert en laboratoire pour photographier le cosmos, ou encore des amibes – fait apparaître des couleurs d’obsidienne, de rubis, de lapis-lazuli, que le tirage photographique en grand format rend plus spectaculaires encore. Nulle encre, nulle manipulation autre qu’une « mise en lumière » : ces couleurs sont « vraies ». Nées, ici, de la combustion en incinérateur, elles retracent les péripéties d’un anéantissement fulgurant.
Ces petits euros massacrés en deviennent métaphore. C’est toute l’histoire européenne qui se tord dans le four du siècle. On ne peut servir Dieu et l’argent, disait le Christ. C’est pourtant l’âme torturée du vieux monde qui surgit de ces banals euros, autant de formes où l’on croit lire un visage, un buste, une main, des ruines, une mappemonde. De sorte que la valeur des pièces en question n’est plus celle qui a cours à la banque, ou au musée – valeur d’échange ou vestige précieux – mais celle, unique, de leur pure beauté. À travers elles nous parvient la poésie de l’obsolescence contemporaine. Un hymne aux déchets, immatures et modestes, qui éblouiront les archéologues de demain.
Caroline Lamarche